« La musique ne changera pas. Elle nous attend patiemment. »

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Entrevue avec Robert Ingari

 

 

À la suite de l’expérience vécue par le Chœur de chambre du Québec le 5 juillet à l’Université de Sherbrooke, le directeur et fondateur Robert Ingari a accepté de revenir sur l’événement et de répondre à quelques questions de Réal Marchessault, rédacteur en chef de la revue Chanter.

1- Est-ce le chercheur ou le musicien qui est le plus heureux de cette expérience?

 - « Dans mon domaine, le chercheur et le musicien vont ensemble. Ma recherche en tant que professeur à l’Université de Sherbrooke est plutôt un volet de recherche-création dont le sujet principal est le traitement musical de la langue française surtout en tant que compositeur. Depuis la fondation du Chœur de chambre du Québec en 2011, je travaille principalement sur la création d’œuvres a cappella que je compose ou celles d’autres membres compositeurs. Ce que nous avons vécu le 5 juillet lors de la journée de répétition et de concert en direct sur Facebook était à la fois un exercice logistique où nous cherchions comment adapter nos activités dans une nouvelle réalité, et une expérience humaine où nous nous voyions surmonter un gros défi ensemble et ce, non seulement pour nous faire plaisir, mais aussi pour donner l’exemple aux chœurs à travers la province et le pays. 

« Je m’étais donné des objectifs clairs pour cette journée importante pour le milieu du chant choral québécois. Il était très important de voir jusqu’à quel point les 16 chanteuses et chanteurs de l’ensemble seraient en mesure d’exécuter ce programme exigeant a cappella dans les nouvelles conditions aussi particulières de la COVID-19. Je me demandais comment ils arriveraient à s’entendre dans une configuration d’écart important entre les chanteurs qui, en plus d’être distanciés de deux mètres les uns des autres, devaient chanter avec un masque sur le visage. Il y avait toujours le danger que ces éléments ne fassent que nous distraire. Je me demandais si ma façon de diriger pour communiquer mes intentions au chœur serait claire et appropriée dans un contexte où ma bouche était entièrement cachée. Heureusement j’ai appris énormément sur nos capacités de nous adapter à une situation très particulière. Les ajustements se faisaient au fur et à mesure et nous étions tous surpris, je crois, de l’excellent résultat. »     

2- On vous a vu très ému lors de cette rencontre qui remonte déjà à plus d’un mois, éprouvez-vous toujours la même émotion ? Et qu'est-ce qui vous a touché le
plus?

- « Oui et non. Comme nous tous, j’imagine, l’émotion reliée aux impacts de la COVID-19 sur les arts vivants arrive dans des vagues maintenant plutôt que de nous envahir pour des périodes prolongées comme c’était le cas en mars et avril. Dans mon cas, lors de la prestation du Facebook Live, j’expérimentais tout une panoplie d’émotions allant de l’excitation de retrouver mes collègues du Chœur de chambre du Québec jusqu’à une grande crainte que le domaine du chant choral ne soit plus ce qu’il était. Chaque note, chaque harmonie et chaque rythme sont devenus plus précieux, plus purs et plus essentiels.

« Les paroles de Muusika m’ont toujours rendu émotif. Dans ce poème on parle de la musique avec tant de respect et on y reconnaît la fragilité non seulement de la musique mais aussi de notre planète, voire notre humanité. Tout au long de ma tentative de lecture de la traduction anglaise, une question résonnait dans ma tête : Si la musique ne pouvait plus exister, que serais-je? Que serions-nous, les 16 chanteuses, chanteurs, professeurs de musique, compositeurs et chefs de chœur qui font partie du Chœur de chambre de Québec? Et c’est pour ça que les larmes sortaient. La possibilité de perdre ce qui est le plus profond en moi, cette chance de pouvoir partager mon être à travers la musique, était omniprésente lorsque je lisais la traduction. Et cela continuait jusqu’au moment d’interpréter l’œuvre par la suite. 

« Je veux souligner ici la dévotion de chacune et chacun des membres du Chœur de chambre du Québec envers l’acte de créer quelque chose de beau ensemble. Ce qui me touchait le plus à ce moment était la solidarité de ces 16 personnes et moi dans notre démarche commune d’offrir aux gens qui nous écoutaient de chez eux ce que nous pouvions donner en toute humilité à ce moment. C’est ce qui me donne de l’espoir aujourd’hui, cette démarche commune où chacune et chacun laisse de côté pour un moment ses soucis et ses défis de sa vie quotidienne. Comme nous, pour quelques heures, nous avions décidé d’embarquer sur un grand bateau ensemble et de faire tout pour le tenir à flot. » 

3- Vous avez relevé beaucoup de défi dans votre vie de musicien, de pédagogue et de chercheur, quel regard portez-vous sur celui posé par la pandémie?  

- « Autant j’ai vécu et cherché des bons défis dans ma vie professionnelle, autant je n’étais pas du tout préparé pour ce qui est arrivé aux arts vivants à cause de la pandémie. En fait, ce n’est pas la pandémie en soi qui me dérange à ce niveau. C’est plutôt comment le chant choral est devenu très rapidement le cible de beaucoup d’hypothèses sur la propagation du virus avant que les études scientifiques ne commencent! Je trouve encore qu’il y a du travail à faire pour démontrer que nous sommes capables de nous adapter. Les gens du milieu du chant choral que je connais au Canada sont parmi les personnes les plus responsables que je connais. 

« Du côté personnel, avant la COVID-19, les défis étaient plutôt faciles à repérer et à relever. Il s’agissait de m’occuper de mon programme de maîtrise, de mon enseignement et de ma vie de compositeur et de directeur artistique. J’avais trouvé ma niche et je me contentais de ce que j’avais accompli jusqu’ici sans penser à ce que je serais ou à ce que j’aurais si l’élément le plus important, celui de faire une connexion avec un auditoire, était enlevé de l’équation. 

« En tant que musicien, le défi principal pour moi restera toujours le même : interpréter un répertoire original de niveau avancé avec un ensemble vocal de très haut calibre. Je continuerai d’exiger la recherche d’excellence et une rigueur musicale dans tous les volets de ma carrière. C’est en tant que pédagogue que tout devra être adapté à de nouvelles situations parfois complexes qu’une pandémie exige. En tant que chercheur, cela aussi devra changer de façon importante. Je devrai me demander par quels moyens je pourrai donner le plus de moi pour la communauté de chant choral. J’ai l’impression que mon entourage de collègues de travail, d’étudiants et de membres du Chœur de chambre du Québec continuera à s’élargir grâce au web et aux réseaux sociaux. Mais je pense qu’il y aura une tendance à réduire la taille de mes projets et à me concentrer sur ce qui pourra se faire en fonction des mesures sanitaires reliées à la COVID-19, au moins jusqu’à la fin de la pandémie. Et même là, je pense qu’il va falloir me battre pour continuer de faire évoluer le chant choral au Québec et au Canada. » 

4- Le mouvement choral sortira-t-il indemne, appauvri ou enrichi de cette crise?

- « Je répondrai oui pour les trois choix. Tout dépend de beaucoup de facteurs. Il y a certains aspects du chant choral qui sortirons indemnes, notamment le répertoire. Comme j’ai déjà dit dans d’autres entrevues, la musique ne changera pas. Elle nous attend patiemment. Les notes seront toujours sur les pages des partitions et rien ne nous empêche de les écouter, de les analyser, de les chanter en plus petites formations ou d’en composer d’autres.

« Si nous nous attendions à réaliser les grosses productions pour chœur et orchestre avec des chœurs de grande taille, je pense que nous serions frustrés pour un certain temps. Étant quelqu’un qui ne cherche pas vraiment de telles situations, c’est aspect ne me touchera pas beaucoup. Je préfère travailler avec de plus petits ensembles et privilégier la musique a cappella ou avec piano. Mais pour les grands chœurs rattachés aux orchestres, je prévois des ajustements importants à faire dans les prochains mois. Et le plaisir de chanter dans un grand chœur amateur sera peut-être plus difficile à retrouver rapidement. C’est dans ce secteur que je pense qu’il y aura un appauvrissement dans le milieu choral. Cela aura un impact sur les capacités de certains de ces grands chœurs de fonctionner, au moins à court terme, par manque de revenu qui provient normalement des ventes de billets et des cotisations des choristes. Cela étant dit, rien n’empêche les directeurs musicaux et les conseils d’administration de travailler sur des projets avec des sous-groupes. Quelle belle occasion de transformer nos répétitions en des séances de perfectionnement! C’est ici que le chant choral sera beaucoup enrichi à mon avis. 

« Ayant reçu une formation musicale riche dès l’école secondaire, je reconnais la valeur de prendre le temps d’apprendre sans toujours s’obséder du concert. Si les choristes amateurs reconnaissaient davantage l’occasion extraordinaire que la situation de la COVID-19 nous offre, ils s’en sortiraient plus forts en tant que musiciens. Oui, à mon avis, le choriste amateur EST un musicien qui devrait se perfectionner pour mieux répondre aux demandes du compositeur. Combien de fois un chef de chœur se dit « si j’avais le temps de faire ceci ou cela » ? C’est le temps de se réunir et de travailler les aspects pédagogiques reliés au chant choral : la lecture à vue, l’écoute, la précision rythmique, le chant en quatuor, octuor etc. et la découverte de nouveau répertoire. » 

5- Votre pratique de pédagogue sera-t-elle transformée?

- « Absolument. En fait, au moins dans mon cas, les mesures sanitaires exigeront que j’aborde certains nouveaux éléments du chant choral dans mes cours de direction chorale à la Maîtrise en direction chorale de l’Université de Sherbrooke. La disposition des choristes, distanciés les uns des autres, sera un élément très important à considérer. De plus, pour éviter la contamination croisée, une fois une salle de classe ou de répétition sera placée pour une répétition chorale, on ne pourra pas changer les chaises de place à l’intérieur de la même activité. Il faudrait attendre à ce que tout soit désinfecté avant de changer les chaises de place. Cette distanciation imposée exigera que chaque membre du chœur s’habitue à chanter dans son « silo » tout en étant capable de contribuer au rendement musical d’une œuvre. Et le métier du chef de chœur devra évoluer également.

« Les questions sont nombreuses que le chef de chœur devra se poser : Comment rejoindre tous ces sons disparates? Comment diriger un tel ensemble? Est-ce que le processus de mise en place d’une œuvre changera à cause de cette séparation des choristes? Si tous les choristes doivent travailler avec plus autonomie, comment est-ce que le chef de chœur pourrait les aider à relever le défi? Comment corriger l’embouchure des choristes ou les questions de diction quand on ne peut pas voir les bouches des choristes? Comment compenser pour tout ce que le chef fait avec ses expressions faciales lorsqu’il porte un masque qui couvre une bonne partie de son visage? De plus, sans avoir le but d’un concert, comment maintenir l’enthousiasme chez les choristes? Est-ce que cette absence d’une prestation devant public changera les attentes du chef de chœur? Est-ce qu’il ou elle permettra à ses choristes de prendre plus de temps dans la mise en place d’une œuvre afin d’aborder des sujets souvent ignorés en raison d’un manque de temps habituel dans la préparation d’un concert?

« Nos techniques de répétition devront comprendre de plus en plus d’outils didactiques afin de répondre adéquatement à ses questions. Ce qui semblait assez simple auparavant pourrait paraître très imposant et intimidant. Alors, oui, en effet, ma pratique pédagogique autant dans mes répétitions que dans mes cours de direction chorale devra se transformer et s’adapter à cette réalité. »

6- La pandémie et le confinement ont-ils inspiré ou influencé votre projet de cycle de 12 mélodies?

(NDLR : Depuis le 27 mars, Robert a travaillé sur un projet de composition d’un cycle de 12 mélodies pour soprano et piano. Il a composé ce cycle pour Catherine Elvira Chartier et le projet a commencé pendant le confinement et toute l’écriture a été faite avant la fin du confinement et ça a fini par être finalement un cycle pour soprano et piano mais aussi pour soprano et orchestre virtuel.)

- « Je dirais qu’il s’agit de l’inverse. C’est la composition des 12 mélodies qui a influencé de façon importante comment je vivrais le confinement. Une dizaine de jours après la fermeture des universités, soit le 27 mars dernier, j’ai démarré un énorme projet artistique personnel de composition musicale. J’irais même aussi loin de dire que peut-être qu’il s’agit de mon plus important accomplissement artistique à date – conçu dans mon sous-sol, pendant 5 semaines de confusion, de peur, de colère et de tristesse. Mais ce n’était pas ces sentiments qui voulaient sortir. Au contraire. Ce que j’ai composé est plein de lumière et d’appréciation pour la Terre mère et pour toutes les femmes dans ma vie (plus à ce sujet plus tard…). Bref, je n’étais plus du tout dans le même état d’esprit que lorsque je composais mes œuvres chorales avant la pandémie. Je n’ai jamais eu autant de force en moi pour composer. En fait, j’avais un choix à chaque jour à faire : soit créer quelque chose ou pleurer. J’avoue que les larmes étaient au rendez-vous pendant quelques semaines. Mais la composition de ces mélodies me gardait concentré sur quelque chose de plus grand et de plus beau que la tristesse et la frustration que la COVID-19 nous impose. J’en suis très reconnaissant envers l’univers pour ce beau cadeau.

« Deux semaines à peine après le début de la pandémie, au milieu de toutes les réactions de choque à travers le monde, j’ai pris la décision de créer une œuvre, en fait, 12 œuvres, organisées dans un cycle pour soprano et piano. Je savais déjà pour qui je l’écrirais – mon amie et collègue, la soprano Catherine Elvira Chartier. Et je savais que ce serait mon amie et collègue Carmen Picard qui jouerait la partie de piano. Le tout a commencé par la composition de « Bulles » à la fin mars dernier, une mélodie sur un poème écrit par la fille de Catherine Elvira. Alors, avec sa collaboration et selon sa demande de lui écrire une suite de pièces sur des textes de poétesses, « Bulles » est devenu « SOUVENIRS D’UN PAYSAGE », un cycle de 12 mélodies pour soprano et piano sur des poèmes de sept poétesses.

« Les mises en musique des 12 poèmes sont en quelque sorte des improvisations transcrites. Les poèmes issus de plume de poétesses portent sur la fragilité et les merveilles de la beauté naturelle du monde. Un regard féminin qui me porte à penser que ce monde serait meilleur s’il était bercé par les femmes.

« Le cycle, dans deux versions, l’originale pour soprano et piano et une seconde version arrangée pour orchestre virtuel, a été enregistré et sera disponible pour achat dès cet automne sous forme de CD numérique. »

 

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